L’été 1999, Nice. J’ai 21 ans. Vacances sur la côte méditerranéenne: plage, shopping, bon manger, découverte de l’arrière-pays niçois (Menton, Tourettes-sur-loup, Grasse, etc). Sauf que je me fiche complètement de la plage, du shopping, et de l’arrière-pays niçois. Sauf que je viens de réussir ma première année en photographie. Sauf que j’ai bien envie de tester ma photographie en dehors du cadre scolaire.
Je me retrouve donc à lier connaissance puis amitié avec une poignée de déshérités qui font la manche à l’angle de l’opéra de Nice. A l’arrière, dans une ruelle: leur état-major. Fait de bric et de broc, de matelas éparpillés, de couvertures miteuses mais surtout d’un toit fourni par des passerelles de fer: l’opéra est en travaux.
L’époque est à la pellicule. Mon esprit est au noir et blanc. Jean-Claude, Bernard, et Alain se racontent. Surtout Alain. Il est belge: ça rapproche. Ancien bûcheron ardennais, quand sa femme est partie, quand ses parents sont morts, il s’est retrouvé à la rue. “Autant mendier au soleil, non ?” me dit-il, goguenard.
Ce que je peux vous dire c’est que je produisis là, tôt, mon premier vrai travail photographique. Mais ce fut dans une inconscience et une innocence si parfaites qu’elles me conduisirent à ne jamais tirer de plans sur la comète, et à travailler dans un respect immense de mon sujet, qui était avant tout des êtres humains certes en difficulté, mais vivant dans un communautarisme ou l’esprit de sympathie (et une quantité appréciable de vin rouge) était nécessaire à la survie.
L’été suivant, exploitant ainsi mon cursus scolaire, je passais à la couleurs. Je retrouvais Alain, Bernard, et Jean-Claude, exactement au même endroit. Cette fois, je m’intéressais aux détails: couteau sale dans le caniveau, baguette de pain sur une couverture de l’armée... Bernard était en passe de “s’en sortir”: les services sociaux lui avaient trouvé un petit appartement et il suivait une formation de boucher. Alain s’était transformé en un clochard pur jus, biberonnant sans cesse, incapable de se lever, vivant à demi-nu et couvert de crasse. Quant à Jean-Claude, il mourut à quelques mètres de nous, sans qu’on ne s’en aperçoive vraiment. C’était un homme moustachu qui souriait tout le temps. Une de mes photos le montre, alors que la vie le quitte. Je crois que je ne la montrerai jamais à personne: elle est trop intime.
Cette rencontre, ces images ont marqué mon travail plus que je ne saurais le dire. Voyez-vous, à la rentrée, je me présentais pour poursuivre mes études en photographie dans une grande école à Bruxelles. Quelques semaines plus tard, la direction décidait de faire passer aux élèves un petit entretien de motivation. Il s’agissait de présenter ses photos de vacances et de les argumenter. Tous les autres élèves, angoissés, se présentèrent avec des tirages Spector montrant la mer, un chien, une famille en vacance. Mon porte-document renfermait, lui, des tirages barytés exécutés dans mon labo, de 40cm de côté sur 60 et montrant mon reportage estival. J’étais donc sûr de moi.
Et on me recala.
Quand ma mère alla à la rencontre d’un des membres du jury, celui-ci lui affirma que je n’avais plus rien à apprendre, et que je devais aller postuler immédiatement chez Paris Match (ce qu’elle ne me révéla qu’il y a peu). Quant à moi, déçu, bouleversé, je m’apprêtais à passer une dizaine d’années sans plus jamais toucher à un appareil photo...
En ce qui concerne Alain, je lui avais promis de lui envoyer copie des photos. “Pour l’adresse tu mets: au coin de l’opéra, derrière la grosse poubelle”, s’était-il écrié, toujours aussi goguenard. Je n’ai pas su, je ne sais pas, je ne saurai jamais s’il a reçu les tirages que je lui adressai quelques semaines plus tard.